Femmes En Tête 2024 – Jessica Balguy
A l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, nous présentons toute la semaine du 8 mars 2024 une série de portraits de femmes remarquables mises en avant par les sociétés savantes membres et associées du Collège des Sociétés Savantes Académiques de France.
Qu’est-ce qui a motivé votre choix de domaine d’études et de recherche ? Aviez-vous un modèle inspirant ?
Je suis de cette génération née en France hexagonale, d’un ou plusieurs parents ayant quitté les départements d’outre-mer entre les années 1960 et 1980. J’ai le souvenir d’une grande curiosité pour ces espaces que je construisais dans mon imaginaire et dont j’entendais des bribes d’histoire, au hasard de conversations, ou d’émissions de radio. Ma motivation est sans doute née de mon souhait d’en apprendre plus. C’est après avoir vécu quelques mois en Guadeloupe, une fois adulte, que mon envie de travailler sur ces territoires est devenue centrale pour moi. L’histoire de l’esclavage en particulier – tant elle y est invoquée – m’intriguait beaucoup.
Plus jeune, je n’avais pas dans mon entourage de proches exerçant le métier d’historien.ne ou de chercheur.e en sciences sociales. C’est principalement ma curiosité qui m’a animée. Il me semble d’ailleurs que les difficultés d’insertion professionnelle dont on nous parle dès le début de nos études ont participé à cette difficulté, au départ, à me projeter très concrètement dans ce métier.
J’ai ensuite croisé des personnes qui ont contribué à la « professionnalisation » de mes activités de recherche et à ma formation, année après année. Parmi ces modèles – qui m’inspirent encore aujourd’hui – je peux citer ma directrice de thèse pour son érudition et les dialogues qu’elle engage avec la société, une directrice d’étude pour sa rigueur, une collègue pour sa déontologie et son investissement dans le collectif, une autre pour sa générosité envers les futures générations. C’est auprès d’elles que j’ai appris toutes les facettes du métier.
Sur quel sujet travaillez-vous ? En quoi est-il important pour la science ? Pour la société ? Quelle est votre plus grande réussite dans votre domaine ?
Je travaille sur l’histoire de l’esclavage en France et de son abolition de 1848. C’est une histoire dont les chercheurs n’ont de cesse d’en révéler la complexité et c’est intéressant de voir comment ces travaux divers entrent en dialogue avec la société, à une époque où les demandes de réparations au titre de l’esclavage se multiplient. Mes recherches participent à ce dialogue : elles portent sur l’indemnité qui a été versée par la France, après l’abolition de l’esclavage de 1848, aux anciens propriétaires d’esclaves dans l’ensemble de l’empire colonial. Ma plus grande réussite, si je peux le formuler ainsi, c’est d’avoir partagé cette histoire à travers la publication de documents d’archives qu’il était nécessaire d’exhumer, afin de documenter une histoire complexe, parfois simplifiée, ou fantasmée.
Quels sont vos projets professionnels pour les prochains mois, les prochaines années ?
Je suis actuellement postdoctorante au Center for Black European Studies and the Atlantic à l’Université Carnegie Mellon de Pittsburgh. J’ai la chance d’arriver dans ce centre dynamique aux projets variés. En parallèle de nos activités, je travaille sur la publication de mon travail de thèse.
Dans quelles actions à caractère sociétal êtes-vous impliquée ?
Je tiens à multiplier les interventions auprès d’un public varié. C’est important pour moi, car l’histoire que j’écris est une histoire sensible. Les questions et les commentaires qui me sont adressés sont souvent exigeants. Ils m’invitent toujours à réfléchir à mon rôle d’historienne en société. Cet intérêt pour mon travail m’oblige à rester toujours vigilante à son impact. C’est donc en pratiquant, « dans ma quête du savoir, l’exercice d’une recherche scientifique exigeante, en cultivant la rigueur intellectuelle, la réflexivité éthique et dans le respect des principes de l’intégrité scientifique » (je cite ici le serment des docteur.e.s que j’ai prêté il y a quelques mois ) que je travaille sur ces sujets, et cela en restant connectée aux débats qu’ils suscitent.
Avez-vous rencontré dans votre activité des difficultés (personnelles/sociales/structurelles) dues au fait d’être une femme ? ou au contraire, cela vous a-t-il parfois aidée ?
J’ai eu la chance d’être entourée, dans la recherche, de personnes bienveillantes pendant mes années de thèse. Les difficultés que j’ai malgré tout pu rencontrer sont sans doute communes à toutes les femmes qui essaient de construire leur carrière, ou tout simplement de s’épanouir dans leurs activités, tout en s’investissant dans la sphère privée. Je pense à la question des enfants, par exemple. Il est en fait beaucoup question de logistique. Cela semble trivial, mais c’est aussi et peut-être principalement le nœud du problème. C’est ce que je constate autour de moi. Ce qui m’a aidée, c’est surtout d’être entourée de mes proches.
Quelle est la situation au plan de l’égalité F-H dans votre domaine ? Quelles sont vos suggestions pour que la situation puisse s’améliorer plus rapidement ?
J’ai rencontré, dans mon domaine et les laboratoires que je fréquente, beaucoup de femmes. Cette expérience toute personnelle, et cette présence significative ne doivent pas cacher une certaine réalité. Pour beaucoup, la question de l’équilibre entre la vie personnelle et professionnelle semble se poser de manière bien plus complexe que pour leurs homologues hommes. Avoir ou ne pas avoir d’enfants, à quel moment, partir à l’étranger, faire un postdoctorat quand l’activité professionnelle du conjoint « prime » sur la leur, ou encore gérer une situation de monoparentalité… De ma perspective, c’est principalement autour de la question de la parentalité que se jouent les inégalités.
Quel message pouvez-vous donner aux jeunes filles pour les encourager à s’engager dans un parcours comme le vôtre ?
Le travail que je mène, et le cadre dans lequel j’exerce mes activités m’apportent beaucoup de satisfaction, tant sur un plan intellectuel que personnel. Je suis très heureuse de pouvoir travailler sur ces sujets qui me passionnent. Je me sens très chanceuse, car je sais que nous n’avons pas toutes, jeunes chercheuses, les mêmes conditions de travail.
En dépit des difficultés structurelles, j’invite toutes les jeunes filles à s’autoriser à se projeter malgré tout dans ces métiers de la recherche, comme j’ai appris à le faire au fur et à mesure de mes années d’étude. Si elles choisissent ces carrières scientifiques que nous sommes nombreuses à embrasser, je voudrais qu’elles s’autorisent certains sujets, ambitieux ou controversés, certaines écoles et universités, certaines institutions parfois très prestigieuses. Qu’elles s’autorisent aussi à voyager, à se consacrer pleinement à la réalisation de leurs ambitions, mais qu’elles s’autorisent aussi à refuser des propositions, pour leur équilibre personnel.