Femmes En Tête 2024 – Fiona McCann

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Femmes En Tête 2024 – Fiona McCann

A l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, nous présentons toute la semaine du 8 mars 2024 une série de portraits de femmes remarquables mises en avant par les sociétés savantes membres et associées du Collège des Sociétés Savantes Académiques de France.

Qu’est-ce qui a motivé votre choix de domaine d’études et de recherche ? Aviez-vous un modèle inspirant ?

Je suis née et j’ai grandi à Belfast en Irlande du Nord pendant les « Troubles » et j’ai toujours eu un intérêt fort pour l’impact des arts sur une société en conflit. La vie à Belfast pendant mon enfance et adolescence était anxiogène et j’ai trouvé refuge très jeune dans les livres car la fiction notamment me permettait de glisser temporairement dans un autre univers. Plus tard, j’ai développé un intérêt pour les langues et après une licence en lettres anglaises et en français je suis venue en France où j’ai poursuivi mes études. Avec le recul, je sais maintenant que je fuyais une situation politique tendue, mais mon expérience intime d’une situation de conflit violent m’a sans doute poussée vers la littérature dite « postcoloniale » et, après ma thèse, vers la littérature irlandaise et britannique contemporaine. J’ai besoin de croire que la littérature qui reflète notre époque peut contribuer également à la façonner, en influant sur le sensible et en esquissant d’autres manières de vivre. Si je devais citer un modèle inspirant, ce serait ma mère, assistante sociale retraitée, qui m’a toujours encouragée à croire en moi et qui m’a tout appris sur le soin (le « care ») qui me préoccupe tant dans mes recherches actuelles.

Sur quel sujet travaillez-vous ? En quoi est-il important pour la science ? pour la société ? Quelle est votre plus grande réussite dans votre domaine ?

Mes recherches portent principalement sur les littératures contemporaines irlandaise, britannique, sud-africaine et zimbabwéenne de langue anglaise. Je m’intéresse à la dimension politique des textes sur lesquels je travaille telle que celle-ci s’exprime dans l’esthétique et dans le détail herméneutique. Pour le dire avec Jacques Rancière, la littérature est toujours politique. Par le passé, je me suis intéressée aux enjeux des représentations de la violence politique et des régimes carcéraux et mes recherches actuelles sont centrées sur les poétiques du soin, notamment face à la catastrophe climatique. Il est particulièrement important pour moi de donner une visibilité aux littératures africaines ou diasporiques de langue anglaise, et j’essaie également de faire valoir des épistémologies non-occidentales et de m’inspirer de ces travaux critiques souvent invisibilisés au sein des universités européennes. Je pense aussi, étant donné l’état inquiétant du monde actuel sur les plans géopolitique et écologique, que s’intéresser aux stratégies esthétiques employées par les auteur.e.s contemporain.e.s qui se frottent à ces enjeux nous permet d’être en prise avec les grandes questions sociétales.

Quant à la réussite, elle est avant tout collective car tout savoir se développe en lien avec le travail des autres. Je dirais que j’ai le sentiment d’avoir « réussi » lorsqu’entre collègues ou avec les étudiant.e.s nous avons l’impression de travailler dans la bienveillance. Le monde universitaire est parfois impitoyable et la mise en concurrence des collègues pour décrocher des promotions, des primes ou des projets financés ne permet pas toujours des relations saines et conduit à une mise en valeur excessive et disproportionnée de la réussite individuelle.

Quels sont vos projets professionnels pour les prochains mois, les prochaines années ?

Je suis actuellement en train de terminer la rédaction d’un livre qui s’intitule Care Matters in Irish Fiction (2012-2022) qui paraîtra en 2025. Il s’agit d’examiner la littérature irlandaise contemporaine au prisme du care et de la considération, concept défini à l’aide de Joan Tronto, Emma Dowling, Cynthia Fleury et Caroline Pelluchon, parmi d’autres penseuses : quelles formes les auteur.e.s irlandais.es emploient-ils/elles pour exposer le « carewashing » et la violence des discours et pratiques du care et pour inscrire celui-ci au centre de nos rapports ? Quelles matérialités du care y sont privilégiées ? Enfin, qu’est-ce qu’une poétique du care dans le contexte irlandais ? Mon livre tente de répondre à ces questions. Ensuite, j’aimerais bien travailler sur un livre qui est en gestation depuis longtemps et qui porterait plutôt sur nos pratiques pédagogiques et sur l’élaboration d’une pédagogie décoloniale du « care ». Enfin, je vais continuer à travailler sur les littératures africaines et sur les auteur.e.s dits BAME (Black and Minority Ethnic) en Grande Bretagne et en Irlande.

Dans quelles actions à caractère sociétal êtes-vous impliquée ?

Je ne sais pas si on peut appeler cela une action à caractère social, mais dans mon université, nous sommes quelques-unes à réfléchir à la mise en place d’un groupe de mentorat pour les collègues femmes. Il s’agit de se soutenir, de s’entre-aider et de se prodiguer des conseils (pour l’enseignement, la recherche ou la carrière). Je suis également impliquée dans la diffusion des connaissances, ayant participé à des émissions sur France Culture et Arte (sur les prisonniers et prisonnières politiques irlandais.es) et ayant publié des articles dans une revue tout public (The Funambulist). J’ai par ailleurs traduit en anglais un roman de l’écrivain Sorj Chalandon, Mon traître (2008), dont l’action se déroule en Irlande du Nord pendant le conflit.

Avez-vous rencontré dans votre activité des difficultés (personnelles/sociales/structurelles) dues au fait d’être une femme ? ou au contraire, cela vous a-t-il parfois aidée ?

Je ne pense pas que le fait d’être une femme soit un atout dans le monde de la recherche ! Les études sociologiques et féministes le montrent : les femmes sont majoritairement plus impliquées dans les situations de soin/care, que cela soit pour des enfants ou pour des proches malades ou âgé.e.s et vulnérables, et ces obligations et la charge mentale qui les accompagne représente forcément un frein à la recherche et à l’avancement de la carrière. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’il y a toutes sortes de difficultés à l’œuvre à l’échelle de la société : il y a une sous-représentation notoire des femmes racisées dans le monde académique et il est évident qu’une femme d’un milieu aisé ne rencontrera pas les mêmes obstacles qu’une femme issue d’un milieu populaire car il y a, dans le monde universitaire comme ailleurs, tout une série de codes tacites que tout le monde ne maîtrise pas.

Quelle est la situation au plan de l’égalité F-H dans votre domaine ? Quelles sont vos suggestions pour que la situation puisse s’améliorer plus rapidement ?

Il y a une bonne représentation des femmes dans ma discipline. Cependant, si l’on veut s’assurer que les femmes, et notamment les femmes de milieux populaires, puissent trouver leur place en tant que collègues dans nos universités, alors il faudrait commencer par augmenter de façon substantielle le nombre de contrats doctoraux. Pour beaucoup d’étudiantes, faire une thèse sans financement est un luxe qu’elles ne peuvent tout simplement pas se permettre et, par conséquent, nous sommes en train de passer à côté de recherches novatrices et de la possibilité d’avoir une plus grande diversité chez les enseignantes-chercheuses. Ensuite, il faudrait mettre une fin à la politique d’austérité actuelle qui consiste à ne pas remplacer systématiquement les départs (à la retraite ou suite à des mutations) et à n’autoriser aucune création de poste, alors que la population estudiantine ne cesse d’augmenter. D’ailleurs, cette politique d’austérité favorise le statu quo et donc l’inégalité entre les femmes et les hommes. Par conséquent, il sera difficile de voir une amélioration sans changer toute la politique des postes dans l’ESR.

Quel message pouvez-vous donner aux jeunes filles pour les encourager à s’engager dans un parcours comme le vôtre ?

Il faut lutter contre l’auto-censure qui est non seulement souvent un problème chez les jeunes filles, mais également chez bon nombre de jeunes issu.e.s de milieux socio-économiques défavorisés. Pour cela, il faudrait rendre accessible le doctorat par le biais de financements qui, actuellement, manquent cruellement dans le domaine des langues et littératures dites « étrangères ». Par ailleurs, on pourrait imaginer que faire entrer dans les programmes des collèges, lycées et universités davantage de textes africains et caribéens (francophones et anglophones) donnerait de la visibilité à ces littératures et susciteraient ensuite des vocations en recherche.

 

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