Femmes En Tête 2023 – Anne Dunan-Page
A l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, nous présentons toute la semaine du 8 mars 2023 une série de portraits de femmes remarquables mises en avant par les sociétés savantes membres et associées du Collège des Sociétés Savantes Académiques de France.
Anne Dunan-Page est Professeure d’études anglophones à Aix-Marseille Université, membre honoraire de l’Institut Universitaire de France.
Qu’est-ce qui a motivé votre choix de domaine d’études et de recherche ? Aviez-vous un modèle inspirant (parent, enseignant.e, personnage de la littérature, du cinéma…) ?
Je viens d’un milieu provincial monolingue, qui ne voyageait pas, qui était loin d’être multiculturel, rien ne me poussait vers les langues et les cultures étrangères. La question me rappelle que j’avais pourtant un arrière-grand-père interprète dans une usine. Mais comme il n’a pas envoyé ma grand-mère à l’école, en une génération, les savoirs de base, le calcul, la lecture, l’écriture, ont été quasiment perdus, sans parler des savoirs linguistiques. Il travaillait dans un bureau mais sa fille à la chaîne. J’étais attirée par les sciences politiques et par le droit, qui m’apparaissaient inaccessibles. Les langues offraient un espace sociologiquement plus accueillant, les élèves étaient peu ou prou sur un pied d’égalité. C’est l’espagnol qui a d’abord eu ma préférence, parce que j’étudiais dans le sud de la France, puis l’anglais. L’absence de modèles m’a sans doute rendue plus réceptive, par la suite, aux expériences nouvelles ; je n’avais aucune voie à suivre.
Sur quel sujet travaillez-vous ? En quoi est-il important pour la science ? pour la société ?
Je travaille sur l’histoire religieuse, culturelle et littéraire du protestantisme, aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans ses versions les plus radicales. Je m’intéresse aux dissident.es, des hommes et des femmes qui s’opposaient à l’Église d’État. Ils.elles suscitaient bien des craintes parce que le puritanisme avait ouvert la voie à l’interprétation autonome des textes sacrés. J’étudie leur rapport à l’autorité, aux normes cléricales, leur pratique de la religion en périodes de persécutions. Le sujet touche au radicalisme, à la violence politique et sociale, à la guerre civile, mais aussi à la liberté de pensée. C’était un milieu où toutes les femmes, quelles que soient leurs origines, étaient encouragées à parler d’elles, à raconter leurs expériences spirituelles, intimes. Les puritaines étaient des narratrices. Je voudrais souligner la nature intrinsèquement interdisciplinaire des travaux des anglicistes, fédérés par une expertise linguistique unique. Et pourtant, on nous assimile parfois à des « enseignant.es d’anglais », on nous sollicite pour des traductions, voire pour des conseils sur des séjours linguistiques !
Quelle est votre plus grande réussite dans votre domaine ?
Je préfèrerais plutôt parler de chance. La chance d’avoir pu étudier à Cambridge. C’est une chose de travailler aujourd’hui avec mes collègues britanniques ; c’en était une autre, à l’époque, d’assimiler des codes universitaires d’une grande rigidité sans lesquels on ne survivait pas dans ce milieu. J’ai aussi l’impression d’avoir réussi quand de jeunes collègues me disent que j’ai contribué à faciliter leur propre recherche. Ou quand des étudiant.es s’inscrivent dans mon séminaire de paléographie.
Quels sont vos projets professionnels pour les prochains mois, les prochaines années ?
D’abord un projet de cartographie des lieux de culte à Londres, au XVIIIe siècle, en partenariat avec Queen Mary University of London. Il m’amène à m’intéresser à l’histoire de l’architecture. J’essaie de comprendre pourquoi, comment, et où les dissidents bâtissaient, quartier par quartier, en fonction de la proximité d’autres lieux, comme les d’églises d’exilés (dont celles des huguenots) et les synagogues. Un deuxième projet me tient particulièrement à cœur, le projet Hépistéa, qui coordonne la publication d’un Dictionnaire des études anglophones. C’est un projet collectif sur l’histoire et l’épistémologie des études anglophones. Il était temps ! Dans ce cadre, je me suis intéressée au rôle des anglicistes dans la diplomatie culturelle et scientifique après-guerre, ce qui a fait naître l’envie d’écrire une histoire de la Maison Française d’Oxford. Je dépouille ses archives, y compris ses archives iconographiques, pour mener une réflexion sur les types de discours que produisent les institutions publiques.
Avez-vous rencontré dans votre activité des difficultés (personnelles/sociales/structurelles) dues au fait d’être une femme ? ou au contraire, cela vous a-t-il parfois aidée ?
« Angliciste » n’est pas genré et souvenons-nous quand même que nous évoluons dans un milieu professionnel privilégié. Mais je ne me suis jamais totalement habituée aux commentaires sur l’apparence. Ou au silence. Lorsque des universitaires disparaissent, les conventions exigent aujourd’hui des références à leur dévouement envers leurs étudiantes et leurs collègues féminines. Je me demande souvent ce que peuvent en penser des femmes qui n’auraient pas toutes été accompagnées avec la même bienveillance. Enfin, je trouve dommage qu’on se sente encore obligées de reproduire des marqueurs individuels d’autorité, de parler « en tant que directrice de », « responsable de », « spécialiste de », « experte de », de transformer sa signature mail en CV LinkedIn. Le « moi je » est pourtant l’antithèse de la démarche scientifique.
Quelle est la situation au plan de l’égalité Femmes-Hommes dans votre domaine ? Quelles sont vos suggestions pour que la situation puisse s’améliorer plus rapidement ?
Les chercheuses s’expriment souvent sur la condition des mères. Il y a énormément de progrès à faire en la matière, mais dans un domaine très féminisé comme les études anglophones, on pourrait aller plus loin dans la visibilisation d’autres situations. En commençant par lever le tabou de la ménopause. Il y des chercheuses épuisées le lundi matin par les bouffées de chaleur ! Et/ou parce qu’elles résident loin de leur lieu de travail. Je pense aussi aux femmes qui ne peuvent pas ou ne veulent pas avoir d’enfants. J’ai parfois entendu dire que mes livres et mes étudiant.es étaient un peu « comme mes enfants », des propos profondément sexistes et choquants. Si on est d’emblée considérée comme moins méritante en vertu d’un hasard, d’une décision personnelle ou de sa vie de couple, on culpabilise et on surinvestit les tâches administratives. Sans parler des difficultés rencontrées par les chercheuses de cultures différentes ou en situation de handicap. Il ne s’agit pas de changer les regards mais bien d’apprendre à regarder. On pourrait donc commencer, entre femmes, par respecter tous nos choix de vie.
Quel message pouvez-vous donner aux jeunes filles pour les encourager à s’engager dans un parcours comme le vôtre ?
Un éloge de la lenteur. L’Instagramisation de la recherche et la mise en scène de soi me laissent perplexe. Le temps de la recherche n’est pas le temps social. Il faut savoir l’accepter. On ne sait jamais quand un talent va éclore. Les Anglais ont un joli mot pour ça, les late bloomers. Des fleurs dont on pense qu’elles ne s’ouvriront jamais, mais dont la floraison est en fait tardive. C’est souvent le cas de jeunes femmes qui ne sont pas des héritières. Mettre en lumière les seules « étoiles montantes » me paraît injuste, socialement parlant ; toutes les jeunes femmes ne sont pas en capacité d’identifier un désir, une envie précoces et de les faire fructifier vite. Je me méfie de la passion, trop sans doute, mais la passion est parfois un luxe. La recherche et l’enseignement, sont de beaux métiers, mais ce sont des métiers, qui n’ont pas forcément à être des vocations ou des sacerdoces. Je préfère parler d’apprentissage, de transmission, de maturation, de progrès ; le talent a son propre tempo et le potentiel est toujours en puissance.
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