Femmes En Tête 2023 – Jacqueline Cherfils

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Femmes En Tête 2023 – Jacqueline Cherfils

Jacqueline Cherfils Femme en tête

A l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, nous présentons toute la semaine du 8 mars 2023 une série de portraits de femmes remarquables mises en avant par les sociétés savantes membres et associées du Collège des Sociétés Savantes Académiques de France.

Jacqueline Cherfils est directrice de recherche en biologie structurale au CNRS, au sein du Laboratoire de Biologie et Pharmacologie Appliquée (LBPA) de l’Université Paris-Saclay.


Qu’est-ce qui a motivé votre choix de domaine d’études et de recherche ? Aviez-vous un modèle inspirant (parent, enseignant.e, personnage de la littérature, du cinéma…) ?

Je viens d’une famille d’origine modeste, qui avait connu le manque. L’important pour mes parents, c’était que leurs filles aient un emploi sûr. Et comme j’étais bonne en math, ça serait donc prof de math. D’où mon parcours atypique, qui a commencé avec une prépa math où nous étions 2 filles sur 40 élèves (je n’en garde guère de bons souvenirs), puis un cursus universitaire en mathématiques pures et en informatique. J’ai ensuite fait mes débuts professionnels à l’Institut Gustave Roussy en tomographie des tumeurs cancéreuses, une mission passionnante mais qui ne débouchait pas sur un emploi, puis un job d’ingénieure dans l’industrie aéronautique, très bien payé mais où je m’ennuyais terriblement. J’ai quitté ce confort-là du jour au lendemain pour commencer, presque par hasard, une thèse en modélisation moléculaire appliquée à la biologie structurale des protéines. La passion de la recherche, cette soif insatiable de comprendre, ne m’a plus jamais quittée depuis. Des mentors qui m’aient guidée ou encouragée : non ; des modèles féminins : ils restent beaucoup trop rares. 

Sur quel sujet travaillez-vous ? En quoi est-il important pour la science ? pour la société ?

Aujourd’hui j’ai presque tout oublié des mathématiques, mais j’en ai gardé le goût des hypothèses argumentées et des raisonnements rigoureux. Cela m’accompagne dans mon domaine de recherche, la biophysique fondamentale des protéines. Ma spécialité, c’est une grande famille de protéines, qu’on appelle les GTPases. Ce sont des interrupteurs moléculaires, avec un mode « OFF » et un mode « ON », dont le rôle est de contrôler le bon déroulement de la plupart des grandes fonctions physiologiques de nos cellules. Nos cellules en possèdent plus d’une centaine, chacune en charge d’une activité précise qu’elle exécute en association avec un cortège d’autres protéines. Avec mon équipe, cela fait 25 ans que nous traquons leurs mystères par les méthodes de la biochimie et de la biologie structurale. Par exemple avec la cristallographie, qui consiste à faire pousser de minuscules cristaux de protéines, que nous étudions à l’aide de rayons X grâce au rayonnement synchrotron. A l’image de leur importance biologique, les anomalies des GTPases sont responsables de nombreuses maladies graves, ou constituent un maillon faible :  nombreux cancers, insuffisance cardiaque, maladies rares ou encore infections. Comprendre comment elles fonctionnent est essentiel pour identifier leurs « talons d’Achille » : on peut alors imaginer comment combattre les maladies au moyen de médicaments qui cibleront efficacement les GTPases défectueuses. 

Quelle est votre plus grande réussite dans votre domaine ?

C’est l’élucidation du mode d’action d’une toxine fascinante, la Bréfeldine A, découverte à la fin des années 50 … dans du maïs en décomposition. Cette molécule est devenue très populaire auprès des biologistes cellulaires dans les années 90, car elle bloque une fonction vitale des cellules (le transport intracellulaire) dont elle a d’ailleurs permis de comprendre le mode d’emploi moléculaire. On savait que la Bréfeldine inhibait une de nos GTPases. Au début des années 2000, nous avons découvert qu’elle agit en « collant » cette GTPase à un de ses activateurs (une autre protéine qui lui est nécessaire pour passer en mode « ON ») à la manière d’un scotch double face. De cette façon, la GTPase et son régulateur sont paralysés. Ce qui est formidable, c’est qu’on n’avait encore jamais imaginé qu’une petite molécule pouvait interférer avec des protéines de cette façon-là, ce qui ouvre des horizons totalement nouveaux pour la découverte de médicaments. J’aime aussi parler de ce travail car il nous rappelle que les découvertes importantes peuvent prendre du temps et suivre des chemins sinueux ! 

Quels sont vos projets professionnels pour les prochains mois, les prochaines années ?

Depuis une dizaine d’année, je m’intéresse au « dialogue moléculaire » des  GTPases avec les membranes lipidiques qui constituent nos cellules. 15 ans après la Brefeldine, nous avons ainsi découvert avec mon équipe que le principe du « scotch double face » pouvait s’appliquer aux interactions entre les protéines et les membranes lipidiques. Actuellement, nous travaillons sur une branche des GTPases qui est impliquée dans une maladie grave et malheureusement fréquente, l’insuffisance cardiaque. Ces GTPases passent en mode « ON » en réponse à une molécule « signal », l’AMP cyclique, dont on pensait tout savoir. Nous avons découvert qu’en fait, sans les membranes, le système reste à l’arrêt ! Les implications pour la découverte et l’amélioration de candidats médicaments sont considérables . Je risque cependant de pas pouvoir poursuivre ces projets enthousiasmants car je suis actuellement dans une situation paradoxale, où mes recherches, bien que financées, sont entravées par l’impossibilité de trouver un laboratoire du CNRS où je puisse les poursuivre dans de bonnes conditions. 

Avez-vous rencontré dans votre activité des difficultés (personnelles/sociales/structurelles) dues au fait d’être une femme ? ou au contraire, cela vous a-t-il parfois aidée ?

Rétrospectivement, cela aura été une de mes grandes déceptions que de constater à quel point la misogynie règne encore largement dans la recherche. Attitudes paternalistes, clichés sur la personnalité féminine, parole qu’on nous coupe en public, difficulté à se faire entendre dans une réunion, intimidations banalisées, ricanements si on relève un biais, ou tout simplement ces petites phrases ou attitudes « pas drôles » … C’est très difficile d’y faire face : réaction défensive ou acceptation fataliste, dans tous les cas c’est une position perdante. Tout cela, à terme, plombe la confiance en soi, alimente le syndrome de l’imposteur, et peut saper des ambitions. J’ai également été confrontée à la difficulté, parfois brutale, d’être une femme « qui réussit » dans un monde largement masculin.  Et j’ai trop souvent constaté que l’ambition, la capacité à décider et à agir en manager, qui sont perçues comme des qualités chez un homme, deviennent autant de défauts chez une femme, quels que soient ses mérites. C’est épuisant, et souvent injuste. Et tristement, il n’est pas rare que ces biais soient inconsciemment repris par des femmes elles-mêmes. 

Quelle est la situation au plan de l’égalité Femmes-Hommes dans votre domaine ? Quelles sont vos suggestions pour que la situation puisse s’améliorer plus rapidement ?

La France a un grand retard dans ce domaine par rapport à d’autres pays, que ce soit en Europe, y compris des pays latins, ou en Amérique. Au CNRS, il existe des structures traitant de la parité et du harcèlement, mais elles n’ont encore que très peu de moyens d’action. Malgré un effort de communication sur ces sujets, parler reste difficile, les problèmes sont trop souvent minimisés et faute de moyens d’action clairs, le biais sexiste reste souvent de rigueur et cela conduit à perpétuer les mêmes dysfonctionnements. Pour moi, il faudrait qu’un message fort et audible vienne du haut des institutions, afin qu’il devienne clair pour tout le monde que, des petites brimades aux inégalités flagrantes qui peuvent compromettre une carrière, ce n’est pas tolérable. 

Quel message pouvez-vous donner aux jeunes filles pour les encourager à s’engager dans un parcours comme le vôtre ? 

J’aimerais transmettre un message aux jeunes filles, mais aussi aux jeunes hommes. 

Aux jeunes filles : n’ayez pas peur, croyez en votre valeur, rien n’est impossible si vous en avez la volonté, l’envie, le goût. Soyez consciente que les exigences seront probablement plus élevées, et c’est pourquoi, si vous le pouvez, trouvez-vous un ou une mentor qui vous encouragera et pourra vous guider. Et si vous voulez fonder une famille, n’en ayez pas honte. Beaucoup de bébés sont nés dans mon équipe et j’ai toujours été désolée de la gêne avec laquelle les futures mamans m’ont annoncé cette jolie nouvelle ! 

Aux jeunes gens : osez être féministes ! Ne laissez pas les jeunes filles affronter seules les biais systémiques véhiculés par la société, contribuez à faire disparaître ces biais. Les jeunes filles ont droit aux mêmes chances que vous mais cela ne signifie évidemment pas qu’elles vont prendre votre place, simplement elles seront des collègues formidables comme vous le serez pour elles. 


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