Femmes En Tête 2025 – Nathalie Lemarchand
Géographe, Professeure des Universités et Présidente de l’UGI – Université Paris 8 – Ladyss

A l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, nous présentons toute la semaine du 8 mars 2025 une série de portraits de femmes remarquables mises en avant par les sociétés savantes membres et associées du Collège des Sociétés Savantes Académiques de France.
- Qu’est-ce qui a motivé votre choix de domaine d’études et de recherche ? Aviez-vous un modèle inspirant (parent, enseignant.e, personnage de la littérature, du cinéma…) ?
Issue d’un milieu modeste et sans relation avec l’enseignement supérieur et la recherche, j’ai été fascinée dans l’enseignement secondaire par les cours de littérature et d’histoire-géographie. Mes enseignants.es savaient mêler les faits et le récit, nous permettant ainsi d’acquérir des connaissances et de mieux comprendre le monde. Pourquoi ici et pas là-bas ? La géographie, qui rend compte des interactions entre les personnes, la société et son territoire, m’offrait la possibilité de poser ces questions et de tenter d’y répondre.
- Sur quel sujet travaillez-vous ? En quoi est-il important pour la science ? Pour la société ? Quelle est votre plus grande réussite dans votre domaine ?
Je travaille aujourd’hui sur deux thématiques. La première, sur laquelle je me penche depuis le début de ma carrière, est la « géographie du commerce et de la consommation », la seconde, plus récente et liée à mon implication à l’international, est la production et la diffusion scientifique. Le commerce, par les échanges et les interactions qu’il entraîne, est une constante de la vie des êtres humains, ici et ailleurs, hier et aujourd’hui. Chaque transformation de la structure commerciale d’une société se comprend ainsi à travers la dynamique territoriale qu’il génère. Trois choses m’intéressent plus particulièrement. La première est comment le commerce structure l’espace des sociétés ; la deuxième, l’étude des espaces marchands, comme lieux d’échanges et d’interactions ; la troisième, la place du commerce dans les modes de vie, plus spécialement la place qu’il occupe dans les liens sociaux. Mes plus récents travaux posent la question de la limite du modèle de consommation, et donc ses conséquences sur l’environnement, et les inégalités géographiques qu’il entraîne. Soit, une importante question de société. La seconde thématique s’interroge sur les particularités et les difficultés de la diffusion de la production scientifique dans le contexte de la globalisation du savoir. Question scientifique, mais aussi très géographique. Qui produit quoi ? Qui a accès ? Dans quelle langue ? À cet effet, je distingue la langue de communication, en générale à l’échelle mondiale, l’anglais, de la langue de production, qui varie géographiquement.
La réussite en science est un mélange fait d’appréciations personnelles et du regard de l’autre. Elle ne vient pas toujours d’où on l’attend… Dans cette perspective, j’ai été parmi les premiers/premièresgéographes francophones à démontrer l’intérêt d’utiliser les grilles d’analyse issues du tournant culturel des sciences sociales en géographie du commerce. J’ai contribué et suis bien souvent reconnue, parmi les géographes qui ont fait passer le commerce de détail d’une fonction de distribution associée à la société de production, à une fonction distractive associée à la société de consommation.
- Quels sont vos projets professionnels pour les prochains mois, les prochaines années ?
Mes projets professionnels sont liés à mes fonctions d’enseignante-chercheuse (Professeure des Universités) et de présidente de l’Union Géographique internationale (UGI). Comme enseignante-chercheuse, il m’importe d’assurer la direction de thèses, qui relève de la production de connaissances, mais aussi, et ce n’est pas sans que j’y pense, d’une ambition sociale plus particulièrement pour les étudiantes. En tant que chercheuse, en dehors des projets de publications, j’ai un programme de recherche en cours sur les langues de productions et de diffusion scientifique en géographie. L’objectif est de faire travailler ensemble un binôme de géographes de deux pays devant analyser dans un dialogue la transformation de leur production située dans un contexte international. Comme présidente de l’UGI, pour laquelle je suis seulement la 2ème femme présidente en 102 ans, le projet le plus ambitieux est de réaliser un portrait de la géographie mondiale à travers une enquête envoyée auprès des 100 comités nationaux et des 47 commissions thématiques.
- Dans quelles actions à caractère sociétal êtes-vous impliquée ? (diffusion des connaissances, mentorat, développement des relations science-société, promotion des femmes dans les sciences)
En 2017, le Comité national français de géographie a lancé un évènement populaire appelé « la nuit de la Géographie », que j’ai relayée au niveau de l’UGI. Ainsi à la même date chaque année, partout dans le monde, des géographes sont invités à organiser des événements locaux et ludiques. L’objectif est de mieux faire connaître la géographie, comme ouverture et connaissance du monde. L’an dernier, 282 événements ont été organisés dans 36 pays, majoritairement en Europe, mais aussi au Mexique, en Inde ou au Japon.
- Avez-vous rencontré dans votre activité des difficultés (personnelles/sociales/ structurelles) dues au fait d’être une femme ? Ou au contraire, cela vous a-t-il parfois aidée ?
Dès mon doctorat, le fait d’être une femme a entraîné des remarques (!) et des obstacles. Par exemple, j’ai bénéficié d’un contrat doctoral qui a failli être remis dans la controverse à un doctorant. Ensuite, j’ai rencontré une certaine méfiance sur ma capacité à finir mon doctorat en devenant mère. J’ai aussi observé la demande systématique qui était faite en réunions de département aux collègues femmes de prendre des notes pour faire les comptes-rendus… J’ai alors lancé une « grève des comptes-rendus » tout en exigeant une meilleure répartition. Enfin, je dirais que le fait d’être une femme ne m’a pas aidé lorsqu’il s’est agi des postes à responsabilités, sauf récemment du fait des nouveaux textes sur la parité, par exemple dans les conseils centraux des universités.
- Quelle est la situation au plan de l’égalité F-H dans votre domaine ? Quelles sont vos suggestions pour que la situation puisse s’améliorer plus rapidement ?
En géographie, en section 23 du CNU, le ratio F-H à l’étape de la qualification est supérieur d’environ 10 % en faveur des hommes (55/45). Le taux de personnes ayant obtenu leur qualification se répartit toutefois à environ 50 % entre les deux sexes. À l’Université, en 2022, les femmes ne représentent que 39 % du corps professoral en géographie (MESRI), mais elles sont très fortement surreprésentées parmi les Maîtresses de conférences, soit 78,2 %, ce qui équivaut à une sous-représentation considérable parmi les Professeures universitaires, soit 21,8 %. Je suis favorable à la poursuite d’une politique des quotas plus affirmée, car, malgré ses limites, c’est en s’appuyant sur ce principe que les plus grands progrès ont été réalisés. Je pense aussi que c’est en arrivant à la parité que l’on pourra modifier les représentations et les pratiques en profondeur et favoriser la diversité des approches scientifiques. La politique des quotas favorise aussi la parité même dans les comités qui n’y sont pas astreints, comme les comités de rédaction, ce qui ouvre aussi à la diversité des épistémologies et contribue à favoriser l’augmentation des publications scientifiques des femmes.
- Quel message pouvez-vous donner aux jeunes filles pour les encourager à s’engager dans un parcours comme le vôtre ?
Je les encourage à avoir de la détermination et de l’ambition, une ambition scientifique qui va de pair avec une ambition sociale, car être une femme scientifique, c’est aussi faire progresser la société !